Les tourments
Il a pris la parole à table, pendant le déjeuner, et il a raconté. La première voiture de pompier, le secouriste qui se précipite sur son talkie-walkie, l'arrivée du gros camion à fond dans la cour, tous ces gens qui courent, puis l'hélicoptère, et les larmes dans les yeux de son maître. Cette scène vécue derrière la baie vitrée de sa classe l'a marqué profondément, pour longtemps je crois. Le directeur n'est pas revenu, et ne reviendra plus, c'est fini. Depuis cette semaine fatidique de décembre, il en a souvent parlé, comme on l'a encouragé à le faire, mais jamais il n'a donné autant de détails, n'a retracé toute l'histoire minute après minute.
Il a accepté de voir la psychologue scolaire comme on le lui propose. Il m'a demandé de l'accompagner. J'ai aussi pris rendez-vous pour lui chez une personne qui m'a déjà beaucoup aidée. Il pourra parler de cet homme qu'il a beaucoup apprécié, tombé si brutalement. Il parlera sans doute aussi de lui qu'il évoque beaucoup en ce moment, de sa tristesse de ne pas l'avoir connu, du manque qu'il sent gravé dans les chairs des membres de sa famille... les questions remontent "étrangement" aujourd'hui, jour de triste anniversaire, alors que nous ne l'avons pas évoqué -mais il sait, bien sûr.
Tout cela est-il en lien avec ses autres difficultés ? La concentration toujours insuffisante, la lenteur, le manque de courage, parfois, de persévérance. Il est capable de m'épeler un mot juste, puis de l'écrire cinq fois faux, avec cinq orthographes différentes. Tout cela a toujours été depuis qu'il est écolier, et ne l'empêche pas d'avoir des résultats corrects. Mais malgré les efforts d'un enseignant formidable cette année, je sens qu'il plonge, qu'il se braque plus vite, qu'il se fâche plus fort. Je veux bien tuyaux et bonnes idées pour sortir de l'engrenage !
Je me suis sentie vaguement coupable après cet épisode. De n'être pas assez entrée dans l'esprit de Noël cette année, d'avoir sorti peu de déco, de n'avoir pas assez joué avec eux, avec lui, pas assez bricolé comme il en avait tellement envie. De ne pas lui avoir changé les idées... comme si cet "excès d'orgueil" (définition de la culpabilité selon mon ancien psy, se sentir coupable, c'est aussi s'imaginer que l'on a le pouvoir de changer le cours de la vie... nous ne l'avons pas !) aurait pu changer quelquechose. Il va devoir faire son chemin, comme chacun d'entre nous. Faire taire la colère, avancer, apprivoiser le manque. Nous allons devoir l'aider à se réjouir de ce qu'il y a de beau, d'être heureux de ce qui est sans toujours se plaindre de ce qui n'est pas. Pour citer Soeur Emmanuelle, "avoir l'humilité d'accepter ce qui ne peut être changé, le courage de changer ce qui peut l'être, et la sagesse pour distinguer l'un de l'autre". Et si on commençait par nous ?...